La nuit finira-t-elle un jour ?

Continuant sa visite des bas-fonds

les marionnettes du groupe dit :

« Tête dans le sac »

se proposent de vous convier

dans les années vingt qui ne sont pas si loin

avec des amis d'orient

dans des endroits de mélanges et de vie

piétinés par des camarades aux longues oreilles

dans une communauté musicale

enfumée de narguilé

bien loin du travail qui n'existe pas.


Enchantée de petits baglamas

de raki

d'amour catastrophique

de taverne consolatrice


Vous serez malheureusement

aussi conviés

aux braiments

aux grandes idées

aux saletés de maladies

aux exils obligatoires

à de piètres manipulations.


Tout ceci

par des marionnettes

bien plus inspirées que certains doigts de pieds

qui ont foulé le sol de ce joli pauvre vieux monde.


Musique

chanson

silence

et bienvenue, si le cœur vous en dit.


Il y aura aussi un chat

mais il est méchant ce chat.

Paille Veyser

Autrement dit...

« La nuit finira-t-elle un jour » est un théâtre de marionnettes proposant une approche de l’histoire grecque contemporaine par le prisme d’une musique: le rèbètiko.

« La nuit finira-t-elle un jour » est une visite des bas-fonds égéens des années 20, au moment du démantèlement de l'Empire ottoman, lors des premiers déplacements de populations modernes, sous forme de fresque historique fragmentée et poétique. Une tentative d’exposition des "jeux de pouvoir" finissant toujours par atteindre de manière irrévocable la vie "des plus petits", ceux qui ont moins, voire rien.

On y rencontre une communauté de marionnettes aux personnalités fortes, grotesques, énervantes, drôles, émouvantes avec, comme ligne de fond omniprésente, le rèbètiko, musique clandestine et "underground" grecque et turque surgie de ce mélange culturel entre orient et occident.

Accompagnées par deux musiciens (piano préparé, oud, bouzouki, baglamas, tsouras ainsi que bandonéon...), ces marionnettes nous parlent, dans un langage qui leur est propre, de notre joli pauvre vieux monde : elles en sont troublantes de sincérité et de vie. A croire que se sont des marionnettes ayant leur propre existence au-delà de la manipulation de leurs "créateurs".

Équipe

  • Conception, marionnettistes : Cécile Chevalier & Franck Fedele
  • Auteurs : Cécile Chevalier, Franck Fedele avec la complicité d'Adeline Rosenstein
  • Création des marionnettes : Cécile Chevalier avec la complicité de Franck Fedele
  • Musiciens : Géraldine Schenkel, Fred Commenchal
  • Lumière & Régie générale : Flore Marvaud
  • Aide mise en scène : Laurent Frattale , Cordélia Loup & Colette Pouliquen

Le contexte socio-historique

La Grèce et la Turquie du début du XXe siècle

Fin de l'Empire ottoman, Traité de Lausanne.

Suite à l'indépendance de la Grèce sur l'empire ottoman et la fixation de ses frontières en 1830, apparut « la grande idée », à tendance nationaliste, de reconquérir une partie de la Turquie jusqu'à Constantinople pour retrouver le territoire grec tel qu'à l'époque de l'empire byzantin. Deux guerres balkaniques (1912-1913) renforcèrent l'orgueilleux sentiment de « la grande idée » en augmentant le territoire Grec de 70%.

En 1918, la Grèce occupa Smyrne (Turquie) qui comptait alors plus d'habitants grecs qu'Athènes.

Cette occupation de Smyrne fut la catalyse de la révolution nationaliste turque.

Le nationalisme grec se heurtait au nationalisme turc.

L'offensive grecque sur Ankara en mars 1921 fut un désastre. Les troupes turques, menées par Mustafa Kemal, opposèrent une forte résistance.

L'attaque menée par les troupes de Kemal le 26 aout 1922, obligea l'armée grecque à se replier devant les turcs, en pratiquant la politique de la terre brûlée et ravageant les villes et les campagnes. Les Turcs commirent à leur tour des atrocités contre les populations grecques. Le 24 juillet 1923, eut lieu une conférence internationale à Lausanne :il fut décidé que le conflit entre la Grèce et la Turquie se réglerait par un échange de populations entre les deux États.


« La grande catastrophe », les réfugiés.

Le traité de Lausanne prévoyait une paradoxale « purification ethnique », pour « éviter de futurs conflits ». Le critère de nationalité retenu fut la religion: si on était orthodoxe, on était forcément grec, et inversement pour les musulmans, qui étaient d'office réputés turcs, y compris ceux qui n'avaient jamais entendu un mot de turc de leur vie.

Les réfugiés orthodoxes dépassèrent le million et demi (un demi million pour les musulmans), mettant fin à deux millénaires de civilisation grecque en Anatolie. Ce déferlement de réfugiés, démunis de tout, accrut la population de la Grèce de 25%. On tenta d'en établir quelques-uns dans les campagnes, mais la majorité s'entassa dans les grandes villes, et d'abord à Athènes et au Pirée.

Les réfugiés faisaient donc partie des classes défavorisées, constituant un sous-prolétariat urbain, devant se battre pour trouver du travail, sans cesse en butte aux discriminations de la majorité de la population, du fait de leur langage un peu particulier et de leurs coutumes.

Cependant, de ces migrations forcées découla un mélange culturel issu des rencontres entre cultures orientale et occidentale.

De ces bidonvilles et quartiers malfamés émergèrent 2 cultures dissidentes populaires communes à la Grèce et à la Turquie: le Rèbètiko, musique des bas-fonds & Karaguiozis, théâtre de marionnettes d'ombres…

À propos...

La nuit finira-t-elle un jour ?

Par Mathieu Braunstein, Journaliste, Auteur. Paris, 5 novembre 2013


1922. Un million et demi de Grecs chassés d'Asie mineure par Kemal Atatürk prennent la mer sans espoir de retour. Huit cent mille Turcs les croisent dans l'autre sens. Une petite tragédie à l'échelle d'un siècle qui en comptera des centaines d'autres. Un traumatisme pour un peuple privé de ses racines orientales, qui ne cessera de chanter l'arrachement sur un mode forcément qualifié de "mauvais genre" : le rèbètiko.


Cette musique d'exil, née dans les ports, les cales et les bordels, a frayé sa route jusqu'au groupe Tête dans le sac. Deux musiciens genevois (au baglama/bouzouki et au piano/accordéon) et deux marionnettistes, découverts par un soir de novembre au Cirque Electrique à Paris. Leur sens de l'appropriation, leur goût de la dissonance, et les correspondances que ces jeunes artistes établissent avec notre époque de crise font chaud au coeur. Quand bien même le dispositif scénique – castelet central, manipulateurs cagoulés et musiciens sur le côté de la scène - demeure relativement classique.


Comme au concert, les morceaux s'enchaînent, autorisant les ruptures de temps, d'échelles et de styles. Limitée à deux dimensions au départ, la construction devient de plus en plus protéiforme, tout en restant dans le cadre strict du castelet, et donc du théâtre de marionnettes. Alors que le récit apparaît linéaire au départ, avec sa narratrice et ses scènes de genre, au sixième ou septième tableau, l’impresario "ninja" (une insupportable marionnette à gaine), puis le soldat de toutes les guerres (une vieille pelure) se mettent à "faire théâtre". C'est le ressort de ce cabaret politique, impeccablement joué, manipulé et mis en musique : la possibilité de faire théâtre, de lorgner à tout instant du côté du drame, de la comédie, de l'absurde ou du fantastique. La belle de nuit emmurée dans son claque peut dès lors déplier ses superbes jambes, le "camarade aux longues oreilles" révéler sa nature animale. Et l'actualité la plus contemporaine s'inviter à la fête, avec un morceau de bastingage ramassé sur une plage de Sicile en 2011, écho des tragédies de Lampedusa ou d'ailleurs.

Le récit gigogne et l'écriture modale du rèbètiko autorisent tous les cours d'histoire, tous les télescopages.


Et accessoirement toutes les techniques de manipulation. A l'ombre du castelet bricolé avec un morceau de frise antique, les marionnettistes invisibles ont recours à la tige, surtout. A la gaine, pour les personnages de la mort et de l’impresario virevoltant entre les époques. A une muppet géante, pour le jeune chômeur de 2013, inconfortablement casé dans le castelet et dans le temps de son arrière-grand-père. Mais pas au karagöz, ce théâtre d'ombres indissociable du réveil national grec, forcément convoqué pour toute évocation de la lutte contre le Turc. Pas de karagöz si ce n'est en filigrane, pour le nom d'un personnage. Une filiation subtile. Pas une ombre au tableau.